1
Tantôt assis, tantôt debout, adossé au tronc d’un chêne, arbre miraculé, j’endurais les canicules des étés consécutifs. Il avait été épargné in extremis, lors de l’élargissement de la chaussée. J’y faisais des rêves fabuleux, en décryptant les mots d’amour, entaillés dans son écorce squameuse par des désespérés romantiques. Je voyais la bande d’hommes inoccupés s’embusquer au bas de la butte. Certains d’eux se démenaient pour se rendre à la plage, d’autres aux bistrots mal famés, chavirer leur désarroi dans les abysses de l’alcool. Ils avaient même le culot de venir jusqu’au bas de l’arbre, pour déféquer la culotte en l’air.
Un jour j’en avais surpris un, en flagrant délit. Il avait dû fermer si vite sa braguette qu’il s’était pris le zizi dans sa fermeture éclair. Je l’avais traité d’arroseur d’ammoniac de merde !
Sous le résineux, je ne faisais pas d’excès de zèle. Je ne désintégrais pas mon énergie à vagabonder sur les rivages des rivières, de la mer… Ou à ingurgiter des chopes de bière réchauffée, pisse de bourrique. Je méditais le sort de ma vie. D’ailleurs, quand la chaleur atteignait son paroxysme, l’oxygène s’amoindrissant dans mes poumons, je me baignais mentalement, dans le grand bleu. Contrairement au tournesol qui suit la rotation du soleil, je me déplaçais au gré de l’ombre dense du chêne. Dont les aiguilles tamisaient le halo de lumière.
L’été entamé, les oiselets étaient encore dans leur nid. En plus, à la portée de mes mains. J’étais leur parrain attitré. J’avais connu leurs parents, venus au printemps, y édifier leur logis. J’étais témoin de l'initiation à voler de leurs propres ailes. Maintes fois, je les avais ramassés et remis dans leur refuge, en grimpant à l’arbre, sans fendiller les branches.
Ce que je n’admettais pas, par contre, c’était leurs sales cacas, atterrissant sur mes épaules et parfois dans mes cheveux.
2
Je vomissais jusqu’à la rate les culs-levés de campagnards. Ils me guignaient continûment du coin de l’œil. Depuis que certains des leurs m’avaient accusé d’un vol de sono dans la mosquée. Aujourd’hui, une telle accusation non fondée est passible des tribunaux : présomption d’innocence. En plus, ils avaient conspiré avec le magistrat pour que le verdict soit conséquent. Le juge de la cour ne m’avait pas donné le temps de constituer une défense. Une sentence expéditive. J’avais écopé six mois de prison ferme, sans recours et sans procès.
Je n’avais été libéré que grâce à la Ligue des Droits de l’Homme, laquelle avait alerté les ONG et les instances humanitaires. De surcroît, ma libération coïncida avec l’amnistie des révoltés hitistes du 5 octobre 1988. Ces révoltés désœuvrés, sans emplois, sans études et sans perspectives d’avenir, rêvaient d’une Arche de Noé.
Les rapports de police les apparentent, aux casseurs d’autobus, de magasins d’état, de pilleurs de ministères, de commissariats et de bureaux du parti unique…
De nuit, des commandos encagoulés s’étaient introduits chez eux, tels des vampires et les avaient appréhendés devant leurs parents, mutilés dans leur amour propre. Ils les avaient embarqués dans des fourgons dépersonnalisés, vers des destinations tenues secrètes. Ils les avaient torturés à la gégène, au savon, bastonnés, sodomisés… D’autres avaient été arrêtés par hasard, aux alentours de ces édifices vandalisés. Plusieurs avaient été surpris pendant le couvre-feu.
Devant la presse, j’étais leur héros, car je les avais soutenus dans leur lieu d’incarcération, sans nom, sans adresse et sans l’identité des gardiens.
3
Les villageois étaient hors d’eux, le fait de n’avoir pas purgé ma peine jusqu’à son terme… Ils me considéraient tel un renégat, un khabit, un mécréant, un voleur de la parole de Dieu, un diable noir… Et bien d’autres qualificatifs qui ne me réconfortaient guère.
Alors que je suis orphelin de père et de mère. Ma génitrice avait été tuée un matin pluvieux, d’un mois de décembre dans notre hara, maison, par des raids aériens de l’aviation colonialiste. Elle y voulait sauver le coffre berbère, seul héritage de mon grand-père maternel, dont lequel était conservé, son carnet d’enrôlement de la guerre 14-18 et des croix… sous la bannière française.
Mon grand-père me répétait fréquemment « Quand tu seras grand, tu iras en Lorraine, voir les tranchées des tiens. Qui ont succombés au gaz ypérite, aux obus, aux baïonnettes... Tu te recueilleras devant le Mémorial de Verdun et l’Ossuaire de Douaumont érigés en leur mémoire ». Il terminait sa phrase en élevant la voix chevrotante. « Ils étaient plus de 400 000 à y mourir pour le triomphe de la liberté… Je veux que mon vœu soit exaucé ! ». Le vœu de mon aïeul m’avait conduit à penser au rôle d'historien que j’interpréterais. Il est vrai que d'après les libres penseurs, chroniqueurs et témoins scrupuleux, l’historien est exceptionnellement l’éclairé. Il s'investit des actes, des souffrances, des sacrifices des morts pour leur attribuer une place privilégiée dans la mémoire collective de l'histoire.
Quant à mon père, caché dans une casemate, il avait à ses trousses des goumiers. Il avait tenté de traverser à la nage la rivière en crue, les courants l’avaient emporté avec une liasse d’argents, trésor de la résistance nationale. Je n’ai de famille que ma grand-mère qui m’a élevé. Et un frère qui m’avait renié, en prenant la partie des campagnards fielleux.
Les grands et les petits de mon village, y compris leurs mules avaient cru avec obstination, que j’étais le voleur de la sono de la mosquée. Peut être à cause de mes idées pro-anarchistes, un peu communistes, nihilistes, hédonistes, épicuriennes, esthètes et quoi d’autres… Ils n’avaient de preuve contre moi qu’un jour de l’Aid, fête du mouton : je voulais changer le cours de l’histoire en enfonçant la cassette d’un chanteur contestataire dans le lecteur audio de la mosquée.
4
Sous le chêne, j’établissais le compte à rebours. J’entrevoyais les péripéties se dérouler dans mon cinéma intérieur. Etre libéré du cachot était un fait, mais s’insérer dans la société et dans le marché du travail en était un autre. Au niveau de la cour de justice, j’étais en prison, non acquitté. Je n’avais pas bénéficié d’un non-lieu, d’un authentique jugement. Mon casier judiciaire demeurait chez les juges pour instruction. Sans ces documents, aucun employeur n’avait pu m’embaucher.
Des années de chômage s’étaient succédées jusqu’au jour où j’avais obtenu le passeport d’apatride. J’embarquai pour la France. Arrivé à Paris, ce fut la galère, nuit et jour. Je trimais et je ne pouvais joindre les deux bouts. C’était la saison du givre, du verglas, de la poudreuse et de la grisaille ininterrompue. Il faisait, des mois durant, un temps à ne pas mettre un chien dehors. Mes habits légers ne firent pas l’affaire. C’était à cette période que j’avais contracté la crève, la saloperie de bronchite pulmonaire et un début d’ulcère. J’avais pris la résolution de rentrer au pays, quitte à garder les vaches ou les brebis de ma grand-mère.
Une fois revenu dans mon hameau. Rien n’avait évolué, du côté de la tendresse des cœurs. Les culs levés étaient devenus tellement exécrables, envers ma pauvre personne, qu’en me croisant dans les sentiers escarpés, ils crachaient leur tabac à chiquer, en psalmodiant des versets coraniques. Ils ne cessaient de se questionner. Comment le HCR m’avait-il concédé le statut de réfugié politique ? Et la préfecture m’avait-elle établi un passeport d’apatride ?
5
Par un temps blafard, toute vie fugace éteinte, un laboureur en guenilles, chaussé de sandales en peau de bœuf, m’apostropha, en me tendant un panier en fibres végétales empli de fruits et de légumes. Il me demanda la permission de converser. Il roulait les R avec une voix gutturale, propre aux gens qui vivent sur les crêtes des montagnes surplombant ma bourgade. Il disait qu’à chaque fois qu’il empruntait la route tortueuse, pour rendre visite à sa fille malade, mariée à un gars de mon village, il m'apercevait sous le chêne. Il supposait que je faisais du stop, pour me rendre en ville ou à la plage. Au fil de la discussion, il finit par m’avouer qu’il était un médium. Qu’il comprenait le monde qui nous entoure. Qu’il communiquait avec les esprits et lisait les mains et les étoiles. Je lui avais posé la question de savoir d’où il tenait sa science ? Il m’avait répondu que c’était inné, à l’exemple des sourciers et des guérisseurs. Il comprenait ce qui m’était arrivé, en m’assurant que dans les prochains jours, la sono serait restituée à la mosquée du patelin. Et que le voleur était parmi l’assemblé des sages du hameau.
Il me prit la main et la secoua si fort, que mes phalanges craquèrent. Il me dit qu’à partir de cet instant, nous étions des amis soudés pour une même cause.
Il partit. Il s’effaça dans la perspective des champs, en aval, sans examiner derrière. Ses pas feutrés s’évanouirent dans le silence de la végétation rabougrie. Je le hélais, pour qu’il reprenne son couffin. Sans tourner la tête, il entonna «Garde-le, je sais que tu es végétarien. Dorénavant, tu en trouveras régulièrement un, posé au pied du chêne».
6
Après la conversation avec le laboureur, les gendarmes survinrent au pied de mon arbre. D’une voix fluette, le chef de la brigade, me dénomma et me pria courtoisement de signer un accusé de réception d’une convocation, portant à l’en-tête le sceau du tribunal de la circonscription judiciaire. Sur la banquette arrière du véhicule, je reconnus Si Lhanafi, au regard fuyant, l’imam de la mosquée du bourg, coincé entre un bric à brac de câbles, de haut-parleurs et de sono, gardé en respect par un adjudant à la moustache torsadée. Je compris qu’il s’agissait du voleur de la sono.
J’allais leur dire " Alors vous avez trouvé la sono ?"» Je m’étais dit à quoi bon amuser la galerie ?
A l’instant où les gendarmes étaient partis, ma grand-mère surgit d’un fourré, essoufflée, tenant une canne à la main gauche. Elle bredouilla «Ils ont trouvé la so… c’est Si Lhanafi, l’imam… qui l’avait volé pour faire la prière avec les khouandjis à Zbarbar ». Machinalement, je lui répondis « Et moi qui paierait mes mois de tôle ? »
Quelques mois s’écoulèrent et j’avais obtenu l'acquittement en bonne et due forme. Mais, bien entendu, sans dédommagements. Par conséquent, à la bourgade, l’attitude des habitants envers moi ne se modifia pas d’un iota. Personne n’était venu me présenter des excuses. Au contraire, ils se constituèrent en délégation de pseudo-sages, et allèrent déposer un recours auprès du tribunal.
7
Le conseil des sages du hameau, somma chaque habitant de verser une cotisation. Ou, à défaut de s’arc-bouter à trimer cinq journées de labeur (équivalent à la main de Fatma ou aux cinq préceptes de l’islam) pour évaser la mosquée. Ainsi, il voulait que je donne des coups de pioche par-ci et de pelle par-là. J’avais blackboulé de me courber l’échine à l’édification d’une brigade de soldats de Dieu. C’en était trop !
Quelle blague que d’accepter ces corvées religieuses ? Ce conseil de petits veinards, vicieux, tombent-t-ils du ciel pour m’associer à leurs activités pernicieuses ? Comment oublier leur expédition punitive ? Tels des drogués d’une secte fanatisée par un Mollah, ces abêtis vinrent, à la tombée de la nuit, me faire sortir de chez ma grand-mère, avec mes amis français, Delphine, Sylvie, Pierre et Alain, que j’avais reçus lors de leur séjour au Mzab. Ces fous de Dieu avaient agi sous le prétexte que les filles sont légères et les garçons impudiques. Ils avaient osé s’en prendre à mes amis parisiens, que j’avais fréquentés lors de mes années à l’école des beaux-arts et durant mon séjour d’apatride.
Je ne cours pas les bordels bon sang de bon sang ! Moi, je ne couche pas avec les veuves des martyrs de la guerre de libération ! Ils étaient survenus telle une cohorte de chacals, avec le Coran brandi à la main, nous bâtonner et précipiter dehors.
8
Le véhicule s’envola dans le ciel, et prit de l’altitude, en planant tel l’albatros. Nous étions dans le vide total. C’était la faute d’une guêpe qui tournicotait dans l’habitacle. Elle pirouetta, darda Ahmed sur la joue et se logea dans son oeil. Ahmed ne voyait plus rien. La pédale de frein lâcha et l’automobile dérapa. La peur au ventre, nous hurlâmes à tue-tête. Rien à faire pour stopper la bête fougueuse. Nous fîmes des tonneaux.
Revenu à la conscience, je constatai que mes amis étaient inertes. Je n’entendais pas leur souffle. Nous étions claquemurés dans un agrégat de ferraille, de bris de verre et immergés dans un lagon de sang. Je n’entrevoyais que le côté gauche de la voiture où mon ami Ahmed était méconnaissable. La mâchoire défaite, le crâne fracassé. A travers sa chemise éraflée apparaissaient ses côtes fracturées. Un caillot de sang s’était solidifié sur son ventre dénudé. Mon corps inerte m’empêchait de me mouvoir. Je ne pouvais distinguer mes trois amis, assis au siége arrière. La voiture plantée sur son train arrière et le capot ouvert, me défendit de voir aussi où nous avions atterri.
Un temps indéfini s’écoula. La sirène des ambulances hululait, des hommes en cuir noir et d’autres en blouses blanches inspectaient le véhicule, y évaluèrent les dégâts. Ils examinaient l’intérieur, pour déceler les survivants. Ils m'irritaient avec leurs yeux hagards, interrogateurs. Un des hommes à la barbe hirsute, édenté, cria à plein gosier qu’il était quasiment impossible d’ouvrir les portières, soudées sous l’effet du choc. Il avait tenté de les désopiler en les ballottant si fort que j’avais ressenti une douleur qui tenaillait tout mon corps. Je l’avais insulté, en le traitant de toutes les canailles du monde. Mais, Il n’avait rien entendu. Ma voix était inaudible. Non content du résultat, il avait ordonné à toute l’équipe des ambulanciers, de se servir du chalumeau. Du coup j’avais peur d’être la proie des flammes.
Ce moment, entre la conscience et l’inconscience, était empli d’allégresse. Une extase culminante. Le Nirvana des enchanteurs de l’au-delà. Je dirais même, le summum de la vie tant rêvée. En revenant à ma lucidité, après un long soupir, je fus amené à choisir entre mourir ou vivre. J’en avais déduit que l’instant du seuil de la mort était parfait, sans grande peine, sans effort physique apparent. On demeure seul. Point d’ennemis à l’horizon. Pas de gens qui nous épient. Qui nous taraudent le cerveau. Qui nous truandent. Qui complotent derrière notre dos. Qui nous fusillent de leurs yeux globuleux. Rien que pour ça, vive la mort ! Dans la mort non plus, nous ne payons pas un centime. Tout est gratuit. Nous ne nous empiffrons pas. Nous n’allons pas aux vespasiennes. Personne n’urine au pied des arbres. Par contre, vivre, quelle mauvaise aubaine, quel sacrifice, quel désespoir ! Après tout, pourquoi ne pas se jeter pieds et poings liés dans le gouffre de la mort ?
Cet instant de la mort que j’avais connu était frais. Une sérénité avait envahi tout mon être. Des parfums d’anges m’avaient couvert tout le corps. Une sympathie cosmique me berçait allégrement. Les trompettes de Jéricho chantèrent ma candidature devant les arcs de triomphe du royaume édénique. C’est complètement erroné, ce qu’on dit de la mort. C’est ici-bas que les êtres humains s’entredéchirent, se font du mal, en voulant vivre mieux que leurs confrères.
A vrai dire, nous ne décidons ni de mourir et ni de vivre. Mais, moi j’étais comblé, j’avais le privilège des cieux, de choisir.
Une seconde, mon petit doigt me démangea et me dit, pourquoi ne pas choisir d’y vivre, ne serait-ce que quelques jours ajoutés à une vie tourmentée ? Sinon un mois, une année… rien que pour voir la tête que les villageois m’auraient tirée ? Déjà, après le vol de la sono, ils avaient mâchonné que je méritais que la mort m’emporte. Ils m’avaient rendu auteur de toutes les catastrophes survenues dans la province montagneuse. Panne d’électricité, pénurie d’eau, grève des écoliers, invasion de criquets, de moustiques et d’étourneaux, sécheresse, incendie, choléra, typhoïde etc.…Maintenant, qu’ils savent que je suis dans un ravin, avec mes amis dans le coma, ils sacrifieraient un veau, au mausolée du hameau. Rien que pour leur foutre la trouille, défaire leur fourberie, leur montrer mes capacités de survie, cela vaudrait la peine d’y vivre.
Quand nous sommes vivants, les gens nous craignent et ne nous font pas subir leur bon vouloir. Même, ne pas agir sur eux délibérément, notre présence suffirait pour la défense de notre intégrité. Ils ont peur de ceux qui les ont à l’œil. Quand nous sommes morts, ça laisse la liberté à chacun d’agir, contre les signes de notre mémoire.
9
A ma sortie de l’hôpital, tout blanc, momifié des pieds à la tête dans le plâtre, je marchais cahin-caha. C’était la panique à un kilomètre à la ronde. Tous les va-nu-pieds installés à l’accoutumée sur les banquettes du hall d’entrée de la mosquée s’enfuirent « Le diable s’est ressuscité », disaient-ils.
Le seul miraculé de l’accident. Mes rares amis avaient succombé à leurs blessures. Je me dirigeai vers le cimetière, à l’extrémité du bourg où ils étaient ensevelis. Les culs levés apeurés imploraient : où j’allais ? Quelques-uns me talonnaient derrière, à pas de loup.
Après une demi-heure de marche pénible, ils se rendirent compte que je sortais du village, en direction du cimetière. Un parmi eux souffla « Je vous dis bien que c’est un mort-vivant, sauvons-nous ! ». Un autre lança « Il va joindre ses amis morts pour mourir avec eux ! ».
A l'hôpital, on m’avait dissimulé, le décès de mes amis. Je voulais me recueillir devant leur tombe. De quoi ai-je peur ? Des cimetières ? De quoi ai-je peur ? de la mort ? J’avais bien eu l'occasion de faire le choix entre la mort et la vie.
Je fis le veilleur d'outre-tombe tout le long de la nuit. Que c’est bon d'y vivre ! J’aurais pu être sous les dalles des tombes parmi mes amis. Et j’aurais dit que c’est délicieux de s’éteindre dans un cri étouffé. La mort ou la vie, c'est du pareil au même. Ma préférence de revenir à la vie, était exclusivement pour narguer mes ennemis jurés, les cocus, les coquins, les fripouilles…. Afin de les déculotter, les encanailler, les emmurer…
Au royaume des trépassés personne n’oserait me débusquer. Je n’appartiendrais plus à la communauté des bipèdes vivotant, la haine au cœur.
Toute la nuit, la lune argentée m’avait souri aimablement. Elle illuminait leur tombe. J’avais senti un apaisement m'habiter à petite dose.
Je n’avais appris, le décès de ma grand-mère qu’à ma sortie de l’hôpital. La porte de sa mansarde était fermée à double tour. Où voulez-vous que j’aille, villageois de mes deux ?
10
Tôt le matin, un garde champêtre glabre, coiffé d’une casquette immaculée, vint cogner à la porte de la mansarde de ma grand-mère. Il tambourina si fort qu’il déclencha un sauve-qui-peut, dans l’enclos où sont attachées la vache et les chèvres. Le branle-bas. J’avais pensé que tout aller s’écrouler. Ouvrant à peine mes yeux endormis, je me hâtais pour m’aviser de ce névropathe qui m’avait tiré du sommeil. A ma grande surprise, c’était Hamadache le chambite, le mal aimé, lequel balbutia, que le maire me convoquait d’urgence. Furieux d’avoir été réveillé si tôt, je lui criai à la figure " Que me veut-il, ce vendu d’élu ?"». Intimidé, il réajusta sa boule de chique à la lèvre supérieure, s’excusa et fila.
J’étais contraint à d’interminables salamaleks avec l’armada de responsables locaux du parti unique, des conseillers en tous genres, d’anciens combattants de la guerre de libération, de l’association des enfants des martyrs, de l’union des femmes, etc.… Quelle punition ! Le maire nageant dans un costume sombre, me souhaita la bienvenue et m’indiqua du doigt un siège.
Du regard, je fis le tour du bureau, couleur capucin, les murs tapissés du portrait du colonel-président, moustaches rasées. Et d’affiches délavées, de la dernière campagne électorale, ayant subi la torture de l’offset. Je m’attendais à un procès bis ou à quelque chose d’oublié, en rapport avec la sono volée, mon séjour en prison ou mon exil en France…Qui sait ?
Excédé de tout et de rien, mes membres ne flageolaient plus. Il y a longtemps que j’avais perdu toute émotion. Les catastrophes, je m’en contrebalance. Je m’étais trouvé à deux doigts du trépas, c’est moi qui décida aujourd’hui de la mort et de la vie.
Dès que je pris place, un silence de nécropole pesa de tout son poids. J’avais senti que je dominais la condition. L’homme fort, hors du temps et de l’espace. Le maire irrité par la charge émotionnelle que j’irradiais, rompit le silence en me saluant, me parlant du temps qu’il faisait, comme un vieux compagnon des moissons. Je n’y avais pas résisté, j’emboîtais le pas.
-Que me voulez-vous, gens de bonne famille ? Regrettez-vous l’imam, le voleur?
Le maire promptement répondit.
-Mais non, soyez le bienvenu, voulez-vous des rafraîchissements ?
-Merci, je ne bois que de l’eau.
Le maire apostropha un employé pour m’apporter une bouteille d’eau minérale.
-On a besoin de votre talent d’artiste.
-C’est aujourd’hui que vous reconnaissez que je sais tailler le marbre ?
-Oui, depuis l'obtention de votre diplôme des Beaux-Arts. On voudrait vous confier un projet d’une importance éminente. On sait que vous le réaliserez avec dévouement.
Au tour du responsable du parti unique de prendre la parole, une cigarette entre les dents, il expectora par terre si fort que son corps tressaillit.
-Au nom de Dieu clément et miséricordieux ! Conformément aux dernières résolutions du congrès extraordinaire de notre parti, les militants du district, les élus locaux et les membres des unions des organisations de masse, ainsi que le maire, le préfet, le sous-préfet, le commissaire, et le commandant de secteur, en commun accord ont décidé de sauvegarder la mémoire, des martyrs de la guerre d’indépendance, en édifiant un monument prestigieux sur le rond-point de la commune. Sachant que vous êtes doublement fils de martyrs et artiste émérite, décoré par le président de la république et par le préfet ; il n’y aurait aucune raison que vous refusiez notre vœu.
J’allais répondre, mais le responsable politique, chevronné dans les discours délirants, continua son speech.
-On sait que votre père, compagnon d’arme tombé au champ d’honneur, fut un combattant redoutable, insaisissable. Il séjourna des années dans les geôles colonialistes. Malgré les pénibles tortures qu’il subit, il ne dénonça aucun de ses frères d’arme. Plusieurs membres de votre famille ont péri lors des raids aériens. Grâce à la confiance qu’on a pour vous, on vous a donné une bourse qui vous a permis de poursuivre vos études supérieures des Beaux-Arts. Vous êtes revenu avec des titres et des diplômes honorifiques et nous en sommes ravis. Réaliser un monument est un acte de bravoure et de militantisme. Et cela tient de la dévotion de votre famille révolutionnaire.
Au maire d’ajouter.
-On mettra tout à votre disposition, les ouvriers spécialisés de l’entreprise communale, engins, hangars, voiture de service, en plus des dîners dans les hôtels touristiques …
Sans trop attendre, je répondis.
-Arrêtez vos litanies d’une guerre sanglante. Vous devriez savoir que je suis dans l’incapacité de réaliser quoi que ce soit. Les années de désœuvrement m’ont brisé l’échine. Mon cerveau s’est ratatiné. Mes mains se sont atrophiées. La privation alimentaire m’a amenuisé. Je ne sais que faire des morts, que vous avez oubliés depuis des décennies.
En un seul corps, ils se levèrent. Le responsable du parti froissé par ma réponse, amorça une phrase.
-Qu’est-ce qui ne va pas ? On ne changera pas les directives de notre congrès extraordinaire. Notre histoire nationale mérite d’être glorifié par des oeuvres d’art.
Le représentant des anciens combattants, que je n’avais pas entendu à mon entrée au bureau, renchérit.
-On nous a bien dit que vous êtes anarchiste, cela se confirme. Vous fuyez devant vos devoirs de citoyen intègre. Vous vous foutez de l’intérêt de la nation.
L’assistance se figea dans l’expectative. Je n’entendis que le vrombissement des mouches qui tournoyaient près des bouteilles de limonades décapsulées. Le maire s’étrangla dans un hoquet. Le responsable du parti épongea son front tout en sueur. Il crachota toutes ses alvéoles pulmonaires.
Un jeune homme affichant un insigne d’une association, hasarda avec gêne des supplications.
-De grâce, exécutez-nous le monument, rien que pour que nous souvenions de nos valeureux combattants, nos pères qui nous ont laissé orphelins.
A ce moment, j’éclatai de rire.
-Je m’en fous de vos pères, de vos martyrs, de vos combattants, de votre histoire, de votre indépendance, de votre parti et de votre colonel-président ! Ceux qui ont écrit l’histoire de leur propre sang sont sous terre. On a bien vu à l’indépendance, les places publiques des cités, des villages ornées de croissant et d’une étoile où des scouts entonnaient des chants patriotiques, les enfants des martyrs se faire circoncire et les filles contracter des mariages idylliques. On a sacrifié des moutons et leur viande fut distribuée entre frères et sœurs de la même patrie… Qu’est-ce qu’il en reste ? C’est l’oubli des amnésiques.
Ahané par l'inflexion de ma voix, je demandai le maire où se trouvaient les w.c : pisser un coup et y réfléchir. J’y méditais, est-ce qu’ils ne sont pas en train de monter une combine pour me coffrer de nouveau ? A ma sortie des toilettes, l’élu communal m’accueillit à la porte et me dit à voix basse.
-Signez le contrat, demandez n’importe quelle somme, on vous l’accordera. On ne va pas s’oublier ? Entre nous c’est kif kif.
Indirectement, il me laissa entendre la tchipa, un pourcentage à percevoir sur le contrat qu’il me forçait à parapher. Je repoussai violemment l’élu et j’avançai vers les responsables.
-Allez vous faire cuire un oeuf avec votre monument de mes c… Les enfants des martyrs ont besoin de logements, de médicaments, d’hôpitaux, d’écoles, du travail, de respect… Je claquai la porte et je déambulai à l’air libre.
Au fond de moi, j’adore les monuments publics. J’avais dessiné, sculpté, moulé… dans les ateliers de maître en Italie, en France. J’avais visité un grand nombre de musées, de galeries, de collections privées d’œuvres d’art. Mais quand je pense aux monuments de chez nous, j’ai la poisse. Aucune considération pour la chose figurée. La déferlante vague islamiste a tout emporté dans son passage. Léo du stade municipal, les angelots des entrées des immeubles de style baroque, le monument aux morts de la Deuxième Guerre Mondiale ont été déboulonnés et jetés on ne sait où. Même le buste du héros de la résistance à la conquête colonialiste et la Vénus qui orne la fontaine d’une ville des hauts plateaux ont été dynamités. Pour quoi gâcher de l’argent à édifier des monuments, si on ne les protége pas ?
11
Peut être un mois ou deux plus tard, je répondis aux doléances que le maire m’avait adressées par voie postale. Etant sans cesse au cimetière, dans la mansarde de ma grand-mère ou sous le chêne, personne n’avait tenté de m’approcher.
Dans un coin du gîte de ma grand-mère, j’avais aménagé un atelier pour la circonstance. J’avais ébauché la maquette de ce que devrait être le monument en question. Je ne vis pas du tout, planté sur un piédestal, un personnage coulé en bronze, revêtu d’une kachabia , moustaches en guidon, et empoignant un fusil. J’ai horreur de la guerre, des gens qui tuent, pour gagner une bataille.
En revanche, je suis fasciné par le Mahatma, qui avait décolonisé son pays, en imposant à ses adeptes, la discipline d’une lutte pacifique, et sans recourir aux armes. Je travaillais à la maquette, tout en étant convaincu, que j’aurais du mal à la faire accepter par les élus locaux. Elle allégorisait Vishnou, le Dieu Tout-Pénétrant, l’Omniscient qui protége et soutient. C’est le Dieu qui vient sur terre sous la forme humaine pour sauver le monde et inspirer l’amour. Il est marqué par la bhakti, fidèle, dévouement profond et mystique.
Pendant les longues nuits de besogne et d’insomnie, le laboureur, le médium, m’avait tenu compagnie, en me faisant savourer les fruits cueillis dans son jardin, au bas de son hameau.
Nacer Boudjou
Publiée dans Traversées (Belgique)