Extrait "de la soummam à la moselle", par Ali Sayad
« Comme n’importe qui », c'est-à-dire comme tout le monde. Et comme tout le monde, il a besoin que les choses aient un sens. Cet « ailleurs », il doit se trouver là comme s’il doit s’acquitter d’une obligation, comme si des voix lui ont fixé rendez-vous là. Cet ailleurs, c’est sa Soummam, ses tendres années à l’école communale de Sidi-Aïch, sa ville, ses camarades d’enfances qu’il a hâte de retrouver. Cet ailleurs, c’est chercher plus loin que le seul fait de son existence, c’est construire son monde imaginaire à l’intérieur d’un monde réel. Oui, il y a le monde, avec ce qu’on y rencontre ; et en parler, c’est être dans le monde. C’est là, dans cet ailleurs, qu’il maîtrise le langage fait de pondération et de persévérance des hommes et les femmes disparus, emportés par la tempête de la vie au cœur de la vie, et, enfouis au fond de son secret, ils vivent encore dans « les bruissements de nos blessures » (Folies, op. cit.). Il a capté leurs messages codés, il les lit et les comprend les yeux fermés, ils sont sa mémoire, sa quintessence, sa moelle, son suc, sa substance qui le nourrit assidûment.
Il y vit jusqu’à l’obtention du BEPC. La prochaine rentrée il l’accomplit au Lycée Ibn Sina à Bougie, la ville éclairée par son nom. Parce que réputée par la qualité de sa cire, la ville possédait de nombreux ateliers où l’on fabriquait les fameux cierges qui y tirent leur nom et vendus dans toute la Méditerranée occidentale. Il apprend à lire les vestiges de la capitale des Hammadides, et l’histoire du prince des remparts, En-nassir Ibnu Hammad, le Victorieux fils de Hammad, Victor. Souvent on trouve l’adolescent hanter les sous-sols du musée de la ville, à reproduire les fresques qui font la gloire des lieux. Tout l’intéressait dans Bougie, le dédale des rues, les odeurs, les personnages, les dires…"